Dans une société de plus en plus numérisée, les activités du quotidien par le biais d’outils peu accessibles peuvent compliquer le travail des personnes déficientes visuelles. Dans un tel contexte, l’accessibilité numérique devient un enjeu essentiel pour l’inclusion des personnes aveugles et malvoyantes. A Bobo Dioulasso, un homme s’est donné pour mission d’ouvrir l’univers des nouvelles technologies aux personnes atteintes de cécité. Lui-même aveugle, Issifou Sorgho, puisqu’il sagit de lui, œuvre au quotidien à ce qu’en cette ère du numérique, aucune personne ne soit laissée pour compte, parce que souffrant d’un handicap. Rencontre !
Pour le rencontrer, il nous a fallu patienter plusieurs semaines, du fait de son calendrier assez chargé. Depuis Bobo Dioulasso où il réside, Issifou Sorgho est devenu un emblème, un exemple de résilience et un modèle pour son entourage entier et singulièrement pour les personnes qui souffrent du même mal que lui. L’aveugle n’a donc pas le temps. Il est permanemment sollicité aux quatre coins de la ville et même dans tout le pays pour ce qu’il sait faire le mieux : rendre les outils du numérique accessibles aux personnes aveugles. Ce qu’il est convenu d’appeler « informatique adaptée aux non-voyants », n’a aucun secret pour lui. Du téléphone portable a l’ordinateur, en passant par les applications mobiles et autres matériels informatiques, le natif de Tenkodogo est passé maître dans l’art de leur maniement. Son combat, faire en sorte qu’à l’heure du numérique, aucune personne ne soit laissée pour compte parce que vivant avec un handicap.

Par ses services, le non-voyant peut désormais lire son courrier, écrire un message, consulter un site internet ou tout simplement travailler sur son ordinateur au bureau ou à l’école. « Mon objectif c’est de faire de telle sorte qu’un non-voyant puisse avoir accès à tous les instruments et autres materiels numériques au même titre qu’une personne normale. Et quand je dis matériels numériques, il y a l’ordinateur, que ce soit de bureau comme ordinateur portable, les smartphones Androids comme iPhones. Les tablettes Androids comme Apples. Également, vous avez les plateformes, les sites internet, les applications. Tout ça, nous les adaptons aux personnes aveugles », nous explique Monsieur Sorgho.
Mais comment cet homme qui ne voit ni de jour ni de nuit, est-il arrivé à maitriser un instrument aussi sophistiqué que l’ordinateur jusqu’à l’enseigner à ses pairs? « C’est le résultat de plusieurs années d’apprentissage motivé par une volonté et une hargne sans égale », nous répond-il. Et il n’a pas tord. Pendant plusieurs années, en effet, l’aveugle Sorgho s’est dévoué à l’apprentissage du numérique en dépit de son handicap. Aujourd’hui, il en a une parfaite maîtrise. Devenu expert en la matière, Sorgho façonne dans un laps de temps, ordinateurs, téléphones portables et autres outils du numérique à l’utilisation des aveugles. Sans voir ni clavier, ni interface d’écran, il manipule avec précision et même une certaine rapidité, l’ordinateur. Ainsi, grâce à la magie de la technologie qu’il a dompté, il peut écrire, transférer ses dossiers, lire ses courriers ou encore, chose incroyable, sélectionner des photos et les expédier à ses connaissances.

Des explications que l’aveugle nous donne, la première condition pour adapter un ordinateur à une personne non-voyante, est de disposer d’un ordinateur qui respecte un certain nombre de critères. En effet, dit-il, tous les ordinateurs ne sont pas adaptables en raison de leurs résolutions et leurs caractéristiques. « Pour adapter un ordinateur aux personnes non-voyantes, il y a des caractéristiques à respecter. Si vous partez prendre un ordinateur dual-core avec 500gigas de disque dure, ça sera un peu compliqué. Le core étant faible, ça va tout de suite commencer à ramer quand vous allez installer le logiciel. De préférence, il faut aller avec un i3 minimum avec un disque dur de 500gigas minimum ou bien vous prenez un SSD 128gigas minimum», explique le formateur, expert dans son domaine.
Les caractéristiques de l’ordinateur respectées, poursuit-il, il y a lieu d’installer un logiciel sur la machine qui permettra non seulement d’activer le narrateur, mais aussi, d’adapter le menu. Et pour ce faire, c’est encore tout un processus à respecter. En pratique, la dextérité et la maîtrise faisant, il ne faut qu’une trentaine de minutes à Sorgho pour adapter un ordinateur à une personne aveugle.
Enfance difficile…
Rien pourtant ne prédestinait ce fils aveugle de paysan d’une fratrie de 28 enfants, au numérique. Sa vie a basculé alors qu’il n’avait que quatre ans. Il se souvient qu’à cet âge là, une épidémie de rougeole est entrée dans sa famille. Ses frères et lui ont tous été touchés par la maladie mais à force de soins, ses frères en sont sortis indemnes, mais lui, a dû payer de sa vue.
« À l’âge de 4 ans on suivait notre père avec ma maman pour aller cultiver en brousse. C’était pendant une période de la rougeole. s 27 enfants de mon père ont eu ça et s’en sont sortis et c’est dans ça que moi j’ai perdu la vue », explique Sorgho, qui dit prendre son handicap avec beaucoup de positivité. D’ailleurs, n’hésite-t-il pas à ironiser, c’est parce qu’il a perdu la vue qu’il a été inscrit à l’école, et particulièrement grâce à une prise en charge de l’Association burkinabè pour la promotion des aveugles et malvoyants (ABPAM). « A quelque chose malheur est bon. C’est parce que je suis handicapé que je suis allé à l’école. Parce que le vieux (son père, ndlr) jugeait que je n’étais utile à rien. Je ne pouvais pas aller travailler au champ encore moins faire quelque chose de conséquent. Donc, m’envoyer à l’école était comme une sorte de bon débarras pour eux », se remémore-t-il, sourire aux lèvres.

A l’âge de 08 ans, de sa ville natale Tenkodogo, Issifou Sorgho est envoyé à Ouagadougou pour être inscrit dans le centre de formation pour personnes non voyantes de l’Association burkinabè pour la promotion des aveugles et malvoyants (ABPAM), avec un retard de près de trois mois sur ses camarades. Il fait partie des élèves de la promotion 1992 de ce centre. À son arrivée, l’enfant aveugle épate ses formateurs au bout d’une année. En depit de son retard sur ses camarades, il cumule les bonnes notes et sort en fin d’année, premier de sa classe à l’issue des compositions. Les années suivantes, il persévère dans l’excellence. Au CE1, il est détaché de ce centre pour enfants vivant avec un handicap et integré dans une salle de classe normale avec des enfants valides. Là encore, le petit non voyant déjoue les pronostics. Il cumule les bonnes notes et tient toujours le peloton de la classe à la fin de l’année.
Il obtient l’entrée en sixième avec une mention et se voit orienter au Lycée Venegré. Mais sa mère s’oppose. Elle craint pour la sécurité de son fils. Du Venegré, elle fait des mains et des pieds et parvient à le faire réorienter au Lycée Song-Taaba plus adapté à sa condition. C’est là-bas qu’il fait sa 6e et sa 5e. Après deux années passées loin de sa famille et des siens, la nostalgie s’installe et avec elle, certains problèmes dans sa famille d’accueil. Sorgho opte pour un retour à Tenkodogo. Mais il fera les frais de cette décision. La ville de Tenkodogo ne disposant pas d’une école pour handicapés, entre 2003 et 2004, il fait deux années blanches. C’est finalement en 2005, qu’il reprend les cours avec l’aide de son ancien directeur de l’école Song-Taaba, Dr Siaka Diarra, à l’époque président de l’ABPAM. Ce bon samaritain à la main sur le coeur, obligera le lycée municipal de Tenkodogo à accepter Sorgho parmi leurs élèves en dépit de son handicap. Et pour lui permettre d’être au même niveau que ces camarades, Sorgho se souvient qu’une équipe de professeurs spécialisés quittait le siège de l’ABPAM à Ouagadougou, pour rallier Tenkodogo en vue de lui transcrire ses devoirs en braille.

Ces instants, l’informaticien se les remémore, les larmes au yeux, la voix triste, avec beaucoup de reconnaissance à l’égard de celui à qui il dit devoir tout, le docteur Diarra. « Je dis aux gens que je ne peux pas ne pas réussir parce que je dois beaucoup à beaucoup de personnes. Et jusqu’à aujourd’hui je n’ai pas digéré le décès du Dr Diarra. Chaque année je cherche à organiser quelque chose en sa mémoire. Mais je n’ai pas encore trouvé ce qu’il faut. Je trouve que tout ce que j’imagine est insuffisant », nous confie-t-il, mélancolique.
C’est ainsi qu’il obtient son Baccalauréat en 2011, et est orienté à l’université de Ouagadougou actuellement Université Joseph Ki-ZERBO en faculté de Lettres modernes. Il choisit de faire la grammaire. A l’université, Sorgho découvre qu’il n’y a que peu de place pour l’équité. Le système universitaire n’est pas adapté aux personnes vivant avec un handicap. Du mode d’enseignement aux évaluations en passant par les recrutements dans la fonction publique, peu d’égard est fait à la situation des personnes comme lui.
L’aveugle est exaspéré. Il s’engage dans le militantisme. Avec certains de ses camarades handicapés, non-voyants, paralytiques, ou atteint de nanisme, ils entreprennent des actions d’envergure pour exiger la mise en application de la convention relative au droit des personnes handicapées que le Burkina a ratifié depuis 2009. La ratification de cette convention suppose qu’un certain quota soit réservé aux personnes handicapées dans le recrutement à la fonction publique. « En 2014, quand moi j’ai fini ma licence à l’université, j’ai trouvé que ce n’est pas normal. On était de nombreux étudiants dans la même situation qui avions déjà des diplômes mais qui n’étions pas recrutés. C’est ça qui nous a révoltés. En 2014, nous étions une cinquantaine, on est en allé en plein 13h bloquer le ministère de la fonction publique en son temps. En ce moment, c’était Clément Sawadogo, le ministre en son temps, si j’ai bonne mémoire. Et sur le champ, Koudibi Sinaré qui était le secrétaire général du ministère de la fonction publique nous a reçus. Lors de la négociation ils ont promis quand même de prendre le décret et de voir comment ils peuvent régler notre cas», explique M. Sorgho. Quelques temps plus tard, la situation se régularise et plusieurs d’entre eux entrent dans la fonction publique. Mais pas Sorgho. La tête du chef de file des personnes handicapées passe mal avec certains cadres de la fonction publique antan. Mais cela n’altère pas l’engagement de Sorgho. Il poursuit ses cours de grammaire à l’université.
L’aveugle se découvre une passion…l’informatique
C’est dans ce tumulte que l’aveugle fait la connaissance de Gérard, un passionné d’informatique adaptée, en mission au Burkina Faso. Sorgho découvre avec lui le concept de l’informatique adaptée. Le domaine le passionne, il s’y lance. Au bout de quelques mois d’apprentissage, l’aveugle excelle. L’informatique devient pour lui, une passion. Grâce à son nouvel ami, il parvient à s’inscrire dans un programme de formation en ligne en informatique adaptée en Suisse. Au bout de 18 mois, il sort certifié de ce domaine. En 2017, il initie des séances de formation au profit des pensionnaires de l’ABPAM à Bobo Dioulasso. Son talent est vite apprécié. L’aveugle est désormais sollicité dans tous les quatre coins du pays pour dispenser des cours aux personnes aveugles.
Vidéo – Issifou Sorgho fait une démonstration de l’usage du téléphone par les personnes malvoyantes
Il se positionne comme formateur certifié en informatique pour non-voyants, l’un des rares au Pays des Hommes intègres. Dans la foulée, il met sur pieds une entreprise qu’il dénomme Société burkinabè d’adaptation des technologies de l’information et de la communication (SOBATIC). L’objectif étant de rendre accessible l’ensemble des outils du numérique aux personnes non voyantes. Avec cette société, il organise des ateliers de formation au profit des non-voyants et anime par moments, des conférences en développement personnel au profit des personnes vivant avec un handicap.
Ses actions font tâche d’huile, l’Etat lui fait appel. Il est recruté comme enseignant à l’Ecole Nationale d’Admninitration et de Magistrature (ENAM).
« De situation de demandeur d’emploi, je suis devenu collaborateur de l’État. Je donne 4 niveaux de formation. Je forme en initiation pour un non voyant qui débute en informatique. Je forme en bureautique renforcée pour ceux-là qui travaillent déjà. Je leur apprend à faire la traduction, à convertir un texte, le modifier, le renvoyer, la mise en forme, etc. Je forme aussi en pédagogie de l’informatique adaptée et sur bien d’autres aspects», détaille sieur Sorgho.
Pour lui permettre d’émerger et de toucher le maximum de personnes, la Gouvernement rachète 10% de son entreprise, la SOBATIC. « Moi je suis le promoteur principal et j’ai 71% des parts de l’entreprise. J’ai aussi des collaborateurs qui ont respectivement 8 et 7%. Et le gouvernement qui a 10%», nous confie-t-il.
Avec son entreprise, il va postuler au concours du prix orange social en Afrique et au moyen Orient (POSAM) d’où, il sort lauréat du premier prix au niveau du Burkina Faso. Toujours dans sa volonté de propulser son entreprise, il postule auprès du Fonds de développement économique et social (FBDES) à travers le programme Burkina start-up où il obtient une subvention de 30 millions de FCFA pour augmenter la capacité de son entreprise.
Aujourd’hui, l’aveugle emploie une trentaine de personnes qu’il forme et rémunère au siège de son entreprise à Bobo Dioulasso. Au compteur de ses actions à ce jour, il a, à travers la SOBATIC, contribué à la formation de plus d’une centaine de personnes non-voyantes partout à travers le Burkina Faso et même en Afrique de l’ouest.
Ci fait qu’à son égard, les éloges et les témoignages ne tarissent pas. Jacques Sawadogo est un jeune aveugle résidant dans la ville de Sia. Travailleur au ministère de l’action sociale, il fait partie des personnes qui ont bénéficié des différentes formations que Issifou Sorgho organise couramment à Bobo. Tenez! Il vient de finir une formation avec le professeur Sorgho sur l’installation et l’utilisation des logiciels informatiques. Pour lui, la maîtrise de l’outil informatique pour une personne aveugle aujourd’hui n’est plus une option, mais une obligation. « Aujourd’hui, avec la digitalisation des services publics comme privés, il est nécessaire que tout le monde puisse maîtriser l’outil informatique. Et ce n’est pas parce que nous, nous sommes des personnes aveugles qu’on n’est pas concernées. C’est pourquoi, j’ai vraiment tenu à participer à ces différentes formations parce que sans une maîtrise de l’outil informatique aujourd’hui ça sera un double handicap pour nous autres. Moi par exemple, ça va beaucoup m’aider dans la rédaction de mes rapports au service, dans mes recherches et bien d’autres. Donc c’est vraiment très important », soutient-il.

C’est donc un jeune à moitié rétabli de sa cécité qui ressort de cette formation. Aujourd’hui, Dembélé a la possibilité comme ses pairs valides, de se connecter sur internet, de transférer, de recevoir et même de lire des courriers ou tout simplement de surfer sur les réseaux sociaux. « Sans mentir j’ai vraiment appris beaucoup de choses avec Issifou Sorgho. Comment envoyer un e-mail, comment joindre un fichier au e-mail, comment naviguer sur Internet avec mon ordinateur. C’était vraiment intéressant et actuellement je peux me débrouiller seul sur un ordinateur et faire beaucoup de choses avec mon téléphone portable », confie-t-il, tout heureux en saluant les efforts de Monsieur Sorgho. « Je dis vraiment merci à Monsieur Issifou Sorgho pour cette formation qu’il offre à nous autres personnes aveugles. Lui-même personne aveugle, il a jugé bon de nous partager ce qu’il sait faire de mieux et pour ça on ne peut que le remercier et prier Dieu qu’il l’élève davantage », a-t-il déclaré, reconnaissant.
Comme lui, ils sont nombreux les jeunes qui après avoir bénéficié de l’expertise de Sorgho, arrivent tant bien que mal à émerger en dépit de leur handicap.
A Bobo Dioulasso, Issifou Sorgho est devenu un exemple patent de résilience et de combativité. Mais s’il y est arrivé aujourd’hui, c’est sans doute au prix de sa vaillance et de sa persévérance. « C’est l’amour du défi, la rage de vaincre. J’étais animé par la volonté de prouver que je valais quelque chose malgré ma situation. J’ai tenté à plusieurs reprises la fonction publique sans succès quand j’étais à l’université. Mais aujourd’hui, me voilà devenu collaborateur de l’État. Donc tout ce que je peux dire aux camarades qui vivent la même situation que moi, c’est de ne jamais baisser les bras et surtout de trouver quelque chose qu’ils aiment et puis foncer », conseille-t-il.
Oumarou KONATE
Minute.bf
Un génie ,celui ci montre que l’handicap ne doit pas être un excuse pour la recherche du savoir et du travail..