L’écrit qui suit est une tribune du philosophe Jacques BATIÉNO. Il appelle les militaires au pouvoir à assumer leur statut. « On ne désigne pas un président dans des assises nationales, on l’élit selon les règles du suffrage universel », a-t-il clairement fait savoir, estimant ainsi que « le putschiste se doit d’assumer son statut ».
On peut inventer de nouveaux modèles de gouvernance, mais on ne peut pas inventer la démocratie, encore moins la réinventer. Ce modèle est bien connu de tous jusqu’à son idéal, et s’il est vrai que sa pratique imparfaite est liée à la nature faillible des hommes qui l’appliquent, il est vrai aussi qu’elle a une essence immuable avec laquelle on ne peut transiger, car le régime démocratique implique deux critères essentiels. (a) La mise en place d’une Constitution par laquelle le gouvernement reçoit un pouvoir défini et limité en liaison avec l’intervention obligatoire d’autres organes réguliers et indépendants du pouvoir exécutif que sont l’organe législatif et l’organe judiciaire, suivant le principe de la séparation des pouvoirs ; ce qui suppose que le pouvoir ne peut être absolu. (b) L’institution de la libre discussion à partir des libertés politiques d’association et d’expression, et l’organisation de cette discussion dans les assemblées délibératives locales, régionales et nationales.
Les sociétés humaines qui en ont une pratique largement acceptable et où la démocratie a acquis une solidité intangible ont bien compris cela ; et ce qui fait la force de leur démocratie, c’est la force de leurs institutions. Nous savons tous par conséquent ce qu’est la démocratie. On sait aussi que sous le manteau et le masque de la démocratie et de la justice certains mettent tout en œuvre pour réaliser des objectifs personnels ou pour satisfaire des intérêts de groupes ou de clans. Ils n’hésitent pas à s’enrichir, sans vergogne, sur le dos du peuple. Que l’on arrête donc de prendre les burkinabè pour des dupes ou des imbéciles, à se faire passer pour des défenseurs de la justice et de la démocratie alors que, par des actes, c’en sont les premiers pourfendeurs. Ainsi, depuis les évènements des 30 et 31 octobre 2014 le pays des hommes intègres vit dans une aberration politique permanente, oscillant entre paradoxe et paradoxe. L’on cherche, coute que coute, à faire d’une situation antidémocratique une situation démocratique en faisant, volontairement, l’économie des exigences premières de celle-ci. Or la démocratie ne peut pas se faire dans la demi-mesure.
La première transition que le Burkina Faso a connue, celle qui a suivi les évènements des 30 et 31 octobre 2014, n’avait rien de démocratique. On ne peut pas se réclamer de la démocratie en gouvernant avec des lois d’exclusion, en bâillonnant par l’intimidation des burkinabè et en faisant de la justice une justice de la vengeance. En conséquence de cause, l’élection présidentielle qui a soldé cette transition, en 2015, ne pouvait avoir la caution nécessaire pour en faire une élection démocratique. Tout le monde, la communauté nationale et surtout internationale, voulait donner à la situation politique burkinabè une normalité de façade ; d’où cette démocratie obtenue au forceps à travers une élection tronquée. Il fallait une élection, peu importent la nature et les conditions. Tel est le premier paradoxe politique burkinabè.
Cette élection présidentielle de 2015 est sans doute la plus ironique de l’histoire du Burkina Faso. Comment expliquer que, après avoir bouté hors du pouvoir le Président Blaise COMPAORE en l’accusant de tous les noms d’oiseau, l’on installe à ce même pouvoir un groupe d’individus qui l’ont servi et qui, par conséquent, sont comptables de ces fameux 27 ans de gouvernance ? Comment cela est-il possible quand on sait que certains de ses individus ont défendu la révision du fameux article 37 litigieux, qu’ils se sont mis dans l’opposition au Président COMPAORE pour des raisons personnelles et non pour des raisons idéologiques, et que pour leur grâce ils ont juste fait un simple mea culpa ? Qu’en est-il aujourd’hui des idéaux de cette pseudo-insurrection populaire ? On sait désormais que ces six années de gouvernance du Mouvement du Peuple pour le Progrès (MPP) sont une parenthèse de désillusion, pour ne pas dire une « parenthèse de sang », dans l’histoire politique récente du pays des hommes intègres. Tel est le deuxième paradoxe politique burkinabè qui a consisté à chasser du pouvoir l’original pour y mettre la copie.
La deuxième transition, celle qui a suivi la parenthèse des six ans de pouvoir de Roch Marc Christian KABORE, constitue une réelle aberration constitutionnelle. Un coup d’État, faut-il le rappeler, est illégal et anticonstitutionnel. On ne peut donc pas lui donner une onction juridique. Or ce coup d’État du Mouvement Patriotique pour la Sécurité et la Restauration (MPSR), qui voit arriver au pouvoir le Président DAMIBA, a non seulement reçu un bon accueil, mais il a aussi été adoubé par le Conseil Constitutionnel. Certes, dans une situation particulière, on peut trouver un coup d’État salutaire. C’est ce qui s’est passé avec celui-ci. Toutefois, cela n’est pas une raison suffisante pour lui donner une onction démocratique. L’auteur d’un putsch doit l’assumer jusqu’au bout. Sachant qu’il est arrivé au pouvoir par la force, il doit accepter la conséquence qui consiste à l’impossibilité de prêter serment devant le Conseil Constitutionnel. Cela était-il vraiment nécessaire ? Pourquoi se mettre dans un tel embarras ? Pourquoi chercher à tout prix à rendre démocratique une situation non-démocratique qui, de surcroit, est acceptée par le peuple ? En outre, pendant que l’on blanchissait un coup d’État, des burkinabè, accusés à tort ou à raison pour des faits similaires, sont condamnés à des peines de prison conséquentes. Tel est le troisième paradoxe politique burkinabè.
Le Burkina Faso se dirige-t-il vers un quatrième paradoxe politique avec cette troisième transition qui s’annonce ? Seule l’histoire nous le dira, et il appartient au capitaine Ibrahim TRAORE d’en décider.
S’il était permis d’émettre une opinion sur la situation actuelle, on peut relever l’obligation d’éviter de s’embarquer dans une obsession démocratique, car c’est cette obsession pour la démocratie dans des conditions impossibles qui conduit au paradoxe politique. On le sait depuis Machiavel, lorsqu’on prend le pouvoir par la force il faut assumer son acte jusqu’au bout, sans scrupule. On ne peut pas prendre le pouvoir par un coup de force et rechercher une caution démocratique pour gouverner. C’est un paradoxe. Le point de départ de la démocratie, c’est le droit, ce sont les institutions qui posent clairement les conditions d’accession au pouvoir par le suffrage universel. Aucune charte, aucune assise nationale, aucun Conseil Constitutionnel, aucune assemblée nationale de transition, rien de rien ne peut fournir cette caution démocratique à un putschiste. Dans le même registre, on ne peut pas faire un putsch pour abandonner immédiatement le pouvoir à des civils, sans élection, pour assurer une transition. C’est une absurdité, sauf si l’on a voulu régler un compte personnel, ou que l’on ait aucun projet ; car si l’on a foi aux idéaux qui y ont conduit, on se doit de poursuivre le combat jusqu’à gouverner afin de les réaliser. C’est un devoir. L’argument est d’autant plus pertinent que les précédentes transitions, y compris celle qui avait un président civil, qui ont fait de cette caution démocratique une obsession, ont brillé par leur échec démocratique et leur paradoxe politique.
Par conséquent l’idée émise, un peu à la hâte, par le capitaine TRAORE de convoquer des assises nationales afin de désigner un président civil ou militaire est un non-sens absolu. On ne désigne pas un président dans des assises nationales, on l’élit selon les règles du suffrage universel. Le putschiste se doit d’assumer son statut. Il se doit de prendre les choses en main pour gouverner lui-même afin de montrer au peuple burkinabè pourquoi il en est arrivé là. Une parenthèse de gouvernance militaire, dans la perspective de ce que j’appellerai un « putschisme éclairé », peut être salutaire pour le Burkina Faso, par les temps qui courent. Ce « putschisme éclairé » serait une forme de gouvernance qui allie l’autorité, et non la force, à une politique de progrès social axée sur la défense des intérêts du peuple et de la nation. Ce qui, bien évidemment, fait de la sécurité et de l’intégrité territoriale une priorité. Le Capitaine TRAORE et ses amis doivent donc prendre leurs responsabilités pour se conduire en « putschistes éclairés ». C’est pourquoi le capitaine TRAORE lui-même doit commencer par être moins loquace, car à trop parler on dit parfois des choses qui dépassent notre pensée et sur lesquelles il est difficile de revenir. Afin de réaliser cette gouvernance du « putschisme éclairé », il faut commencer par remplir les cinq conditions suivantes :
1) Ne pas rédiger de charte, qui n’est qu’une parodie juridique et institutionnelle. Ne s’en tenir qu’à la Constitution et ne s’inspirer que d’elle. En revanche, on peut rédiger une feuille de route claire et précise.
2) Le MPSR doit conserver la présidence du Faso. Le pouvoir ne doit pas être remis aux civils sans que l’on ne soit passé par les urnes. On connait les velléités partisanes des civils, politiques ou non. La première transition, qui est à l’origine du premier paradoxe politique, constitue une bonne leçon à cet égard, en gouvernant à faire élire le candidat de son choix. Ce qui motive la défense ici d’un « putschisme éclairé » comme situation transitoire pour des élections libres et transparentes ensuite, c’est la tendance des civils à défendre des intérêts particuliers, quoi qu’il en soit. Les civils ne sont pas fiables pour conduire une transition. Ils n’ont ici aucune légitimité puisqu’ils ne sont pas auteurs du putsch. On les entend déjà à titre individuel ou depuis les officines politiques ou encore les Organisations de la Société civile (OSC) qui s’excitent, s’exhibent et qui se mettent en ordre de bataille pour une éventuelle présidence de la transition. Le capitaine TRAORE et ses amis doivent s’en méfier comme la peste, car ce sont bien eux qui intoxiquent l’espace politique burkinabè. Ils ne savent rien faire d’autre que de gouverner dans la vengeance et l’exclusion, ce qui est l’expression suprême de la gouvernance partisane, de la mal-gouvernance, ce que l’on ne peut pas accepter en politique en général, et encore moins dans une situation de transition. L’élection sera pour eux l’occasion de remplir les conditions pour gouverner.
3) Former un gouvernement recentré de femmes et d’hommes sans accointance directe avec un parti politique ou une OSC qui, de fait, sont politiques, et dont l’objectif immédiat sera de resserrer la politique nationale sur la lutte contre le terrorisme.
4) Ne pas nommer d’Assemblée Nationale de Transition qui n’est aussi qu’une parodie institutionnelle. C’est dire qu’il faudra prendre l’engagement courageux de gouverner par ordonnance.
5) Organiser des élections présidentielles et législatives libres et transparentes dans un délai de 12 à 18 mois afin de remettre le pouvoir aux civils.
Le capitaine Ibrahim TRAORE et le MPSR doivent prendre leurs responsabilités. Pour cela il est urgent de réaliser l’union sacrée au sein de l’armée, car une armée divisée conduit toute action, même vertueuse, à l’échec. Une armée divisée est le signe d’un rapport de forces pour le pouvoir, constituant un danger pour le pays. Prendre ses responsabilités, c’est surtout faire comprendre à la communauté internationale qu’on ne peut pas imposer une démocratie au forceps. Dans cette situation de crise majeure, l’heure n’est pas à discuter de démocratie. La gravité de la situation transcende la démocratie elle-même. « Il faut un temps pour toute chose sous le soleil », dit l’Ecclésiaste. Le temps pour la démocratie viendra avec les élections. Dans l’immédiat, il faut juste se laisser guider par la lumière de la raison focalisée sur les intérêts de la nation et non sur des intérêts individuels. En revanche, les engagements déjà pris devant les instances régionales, la CEDEAO en l’occurrence, dans la perspective du retour à un ordre constitutionnel normal doivent être strictement respectés.
En vérité, on en conviendra tous, le pays des hommes intègres, en ces temps difficiles, n’a pas besoin d’un tel désordre au sein de l’armée et d’une telle instabilité politique. En tant que démocrate, c’est une situation qu’en aucune façon on peut avaliser. Cet imbroglio politique fait de ce pays la risée de tous. Comment en est-il arrivé là ? Ce pays qui, il y a encore moins d’une décennie, était adulé à travers le monde, comme un exemple de stabilité politique. Peut-être que les raisons d’une telle catastrophe sont à rechercher au-delà des 27 années de pouvoir du Président COMPAORE. En attendant de se pencher sur une telle analyse qui mérite tout un livre, il faut faire de mauvaise fortune bon cœur. Aussi, est-il une exigence que ce pays soit véritablement dirigé. Qu’il le soit, non pas avec autoritarisme, mais avec autorité, car la situation actuelle exige de la fermeté et de l’autorité. Telles sont les qualités dont doit s’investir la junte militaire qui, encore une fois, doit conduire la transition en la menant de main de maître et avec une main puissante à l’instar de celle d’un Général d’armée, car le pays est en guerre.
Paris le 5 octobre 2022
Jacques BATIÉNO
Philosophe
C’est bien analysé. Le Capitaine Ibrahim doit assumer la présidence pour éviter les débats qui seront encore une source de division des gens. Merci